Amours en marge - 1991


Mon résumé
Une jeune femme, que son mari a quittée, perçoit des sons que personne d'autre n'entend, un bourdonnement qui ressemble au son que produisait un jeune violoniste de sa classe voici 10 ans. Un homme mystérieux, rencontré par hasard, lui fait comprendre que la musique qu'elle perçoit est l'écho de sa mémoire et qu'il faut qu'elle y mette de l'ordre pour en guérir.
Je pense que mes oreilles sont à la recherche de choses sans épines. Elles ont soif de souvenirs qui reçoivent la caresse de l'écoulement du temps, dont toutes les ronces ont été enlevées, de souvenirs doux au toucher qui ne trahissent jamais, de souvenirs qui n'égratignent pas et ne provoquent pas de douleur.(p 159)
Un peu plus
Quand je pars en voyage, la tentation est grande d'emporter Ogawa, je ne m'en prive pas, d'autant que le format de ses livres convient à mon principe de ne pas m'encombrer inutilement. Dans ce premier roman long, je poursuit ma quête de l'univers de Yoko, un univers de fantasmes et d'allégories. Amours en marge, le titre n'a pas grand chose à voir avec l'histoire...ou si peu. J'aurais plutôt choisi un titre du genre "l'heure du jasmin", un titre plein de mystère...mais qui tient ses promesses. Ici, une jeune femme de 24 ans est abandonnée par son mari qui a rencontré une autre femme. Le lendemain de son départ, tous les sons lui parviennent dans une rumeur insupportable. Elle est soignée dans la clinique F ; à sa sortie, elle témoigne de sa maladie et rencontre Y, le sténographe qui travaille pour le compte d'un magazine de santé. Elle le rencontre par la suite et par hasard. Bientôt, elle ne peut plus se passer de lui, ou plutôt de ses mains qui tracent au cours de plusieurs séances les signes étranges qui témoignent de sa mémoire.
Je réfléchissais interminablement à toutes sortes de choses. J'orientais mes pensées vers la fée du souvenir au milieu de grains minuscules comme des perles que je triais soigneusement un par un.(p 35)
A une vitesse exactement calquée au débit de sa parole, Y note, sur un étrange bloc de papier constitué d'épaisses feuilles qui ressemblent à de la peau humaine retenues par un lien de chanvre, les souvenirs qui affluent. L'air de violon que lui jouait un garçon de sa classe qui a disparu à l'âge de 13 ans, le cornet acoustique de Beethoven aperçu dans la vitrine d'un musée en sa compagnie, le souvenir de son mari lorsqu'il lui coupait les cheveux.
Sa main droite et les ciseaux se déplaçaient horizontalement juste au-dessus de mes paupières. Les cheveux qui tombaient au coin de mes yeux et sur mes joues en sueur me picotaient, mais je ne pouvais rien faire.(p 59)
Au fur et à mesure que Y prend des notes, le paquet de feuilles s'amenuise, la jeune femme lui demande où sont les feuilles manquantes et il lui explique qu'il les range dans un tiroir spécial :
- Le bloc a tellement diminué...
J'ai tendu la main vers ses genoux. J'aurais pu compter les feuilles qui restaient.
- Est-ce que les feuilles sur lesquelles tu as sténographié pour mes oreilles dorment sagement dans ton tiroir ?
- Ah oui, bien sûr. C'est un endroit très agréable pour dormir.(p 162)
L'héroïne semble habiter son corps à la manière d'un esprit qui trouve un coquillage : son corps est vide, vide de sens. Seules les mains de Y lui donnent confiance. Imaginer l'absence de Y lui est inconcevable. Mais est-il réel ou le fruit de son imagination ?

Ce roman étrange se situe à la limite du surnaturel : il est ici question d'un homme intrigant, qui, à force de patience et douceur, ramène une femme désespérée par son divorce à dépasser sa peur, à rassembler ses souvenirs afin de pouvoir passer à autre chose.

J'ai sans doute l'esprit mal tourné mais j'ai vu dans ce récit l'amorce du shibari dont il sera question dans "Hotel Iris" : la peau, le lien de chanvre, les souvenirs entravés qui empêchent le corps d'avancer dans le temps qui est le sien, le repli sur soi, les siestes interminables, les fièvres, le déshabillé transparent, les mains qui courent le long du papier, du visage, des oreilles, elles aussi formées de plis. L'arrière de l'oreille qui est une zone mystérieuse et érogène, et que Y réchauffe de ses mains si douces et si patientes.
...Pourquoi, lorsque j'étais avec Y, autour de nous tout était calme, oui, comme si nous nous trouvions derrière une oreille, cet endroit oublié de tous ?(p 122)
Chez Yoko Ogawa, les noms ne sont pas obligatoires, certains n'ont qu'une lettre, comme ici : le sténographe Y, la clinique F (sans le point derrière). Sinon, il y a le neveu de son ex mari : Hiro, un jeune homme de 13 ans, le même âge que ce jeune ami dont elle a perdu la trace, et Hana (Fleur) : le chien d'aveugle qui a été élevé par Y.

J'ai également noté la présence des odeurs : les fleurs, le jasmin, l'odeur du parfum que Y offre à la jeune femme.
Lorsque je l'ouvris, il s'en dégagea une odeur que je n'avais jamais sentie auparavant. Elle n'était pas trop forte et avait une fraîcheur qui donnait envie de la respirer à plein poumons. Cette fraîcheur évoquait un jardin après la pluie.(p 118)
Pour finir, inévitablement, je dois parler du fraisier, qui pourrait être le dessert préféré de Yoko Ogawa, tant son apparition dans ses histoires est récurrente :
A la fin du repas, la table ayant été débarrassée, un garçon arriva en poussant doucement devant lui le chariot avec le gâteau d'anniversaire. Un vrai, avec un décor de fraises et de crème chantilly. Le garçon le traita avec autant de précautions qu'un nouveau-né. Il alluma les bougies avec une allumette, en faisant attention à ne pas l'abîmer.
Y et Hiro, rapprochant leurs visages pour ne pas gêner les autres clients, me chantèrent : "happy birthday to you."(p 117)
photo Shoko MURAGUCHI
Ceci est ma dixième histoire de Ogawa et je note d'ores et déjà quelques thèmes qui se répètent comme :
- l'anatomie (les organes, les humeurs)
- l'anormal (l'étrange)
- l'eau (pluie, neige)
- les 5 sens (ouïe, toucher, vue, goût, odorat)
- l'écoulement du temps (plus ou moins dans le sens habituel)
- les entraves (le corset, le manque de membres inférieurs ou supérieurs)
- la mémoire
- l'intuition
- l'écriture (l'acte, l'imagination, l'invention)
- les mathématiques (et statistiques)
- les musées (expositions, collections)

Je suis toujours enthousiaste à la lecture de son univers...
Titre original : Yohaku no ai
Traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle
190 pages